PÉRIGNAC : PAICHEL ET SON ÂNE TI-NOM

Tout comme le fit Mercéür en terminant son aventure en Atlantide pour ensuite se reposer un certain temps, Anak ou Anakilimon mérite également un petit repos avant de poursuivre sa prochaine mission dans l’Antiquité, à l’époque même de la grande bibliothèque d’Alexandrie. C’est donc au tour à Mercéür de retourner sur Terre pour y devenir le maître d’un pauvre âne maltraité et bien malheureux. Paichel ignore évidemment que cet âne appelé, Ti-Nom, est en réalité l’âme de Byblos, c’est-à-dire de celui qui sculpta jadis sur Arkara, les célèbres bibelots animés. Il fut, qu’on le veuille ou non, le premier à créer la servitude sur cette planète lorsqu’il se crut en droit de louer ces sculptures animées comme de simples esclaves. Byblos sait à présent ce que cela signifie d’avoir à obéir aveuglément à des maîtres injustes et ingrats depuis qu’il s’est incarné dans la peau d’un pauvre âne. Heureusement pour lui, Paichel ne se considérera pas comme son maître, mais plutôt comme un ami. Le missionnaire ignore également qu’il sera à l’origine du premier miracle que devra accomplir Jésus de Nazareth. Voici donc : Paichel et son âne Ti-Nom.

C’est ainsi que Fontaimé Denlar Paichel se retrouva un beau matin à la sortie d’un petit village de Judée, appelé BETHLÉEM. Il faisait froid et l’air sentait les anges. Un enfant venait de naître dans l’étable du père Abraham, brave hôtelier du coin. Personne ne connaissait ce couple qui logeait là depuis quelques jours. On les disait venu de loin. L’homme s’appelait JOSEPH et son épouse portait le joli nom de MARIE. Les pleurs de l’enfant attirèrent un pauvre clochard vers cette étable abandonnée. Il passa son gros nez par la fente de la porte dans l’espoir de voir ce pauvre enfant presque nu, serré sur les seins de sa mère. Au même moment, un homme poussa sur la porte et Paichel sentit son nez entrer entre deux planches pourries.

- Sacré-nom-d’un-chien, aidez-moi à me libérer de là, supplia le voyageur vraiment embarrassé.

- Par le très saint nom de Dieu, répondit Joseph amusé, on dirait bien que votre nez est coincé dans la porte !

La femme riait de voir son époux tirer sur les oreilles de l’étranger qui avait réellement le nez pris dans la porte de grange. Il fallait s’appeler Fontaimé Denlar Paichel pour se mettre dans une situation ridicule.

- J’ai bien peur de devoir le couper mon pauvre monsieur, lui dit Joseph d’une voix complaisante. Voulez-vous bien me dire ce qui nous vaut la visite d’un parfait inconnu?

- Mais je désirais voir cet enfant que j’entendais pleurer à chaudes larmes. Comme je ne voulais pas vous déranger, j’ai cru pouvoir le regarder par la fente de cette sacré porte de malheur !

- Et je l’ai ouverte au bon moment ?

- J’admire votre sens de l’humour monsieur, gémit Paichel qui parvint à retirer son nez rougi.

- Entrez donc, brave étranger, lui dit Joseph en plaçant sa main sur son épaule. Vous voyez, Emmanuel ne pleure plus. Il semble même vous observer d’un air amusé !

En effet, le jeune enfant fixait Paichel d’un air étrange. On aurait dit qu’il voulait inciter cet homme à s’agenouiller devant lui afin de lui toucher le nez. Ses petits bras tendus étaient charmants et le clochard eut un geste tout à fait naturel en lui tendant les bras. L’enfant se laissa saisir sans pleurer. Marie dit alors à son époux : “Tu vois bien Joseph que notre fils est très sociable!”

Emmanuel tira sur la barbiche du clochard et toucha ensuite son nez en disant : “Da-da, hiii...” Lorsque Marie lui reprit l’enfant, Paichel cessa d’avoir mal au nez.

Des années plus tard, Paichel travaillait pour un riche marchand de poissons. Il devait faire plusieurs lieues avant d’arriver à Nazareth et surtout surveiller les dix ânes têtus de son patron, chargés d’une tonne de poissons. La plus petite des bêtes s’appelait TI-NOM. Cet ânon suivait ses congénères en passant son temps à se plaindre de leurs “âneries stupides”.

- Dis donc Ti-Nom, est-ce que ton petit nom veut dire que tu as une petite tête aussi?, lui demanda un vieil âne malin.

- Voyons, tu sais bien que Ti-Nom signifie qu’il n’a pas le droit d’en porter un comme les vrais ânes. As-tu remarqué sa petite charge de sardines qu’il transporte péniblement? On dirait qu’il se croit aussi vaillant qu’une bête de somme...

- Mais cessez donc de l’ennuyer, répondit Paichel en demeurant près de Ti-Nom.

- Est-ce vrai que tu m’a payé avec quatre carottes ? demanda l’ânon d’une voix attristée.

- C’est vrai Ti-Nom, mais crois-moi, ces carottes étaient si grosses qu’elles remplissaient un gros panier d’osier, lui répondit Paichel qui pouvait communiquer avec les animaux.

- C’est vrai ? Elles valaient donc le prix demandé pour un âne normal ?

- Presque.

- Les autres disent que ton patron ne voulait pas de moi à ma naissance puisqu’il me trouvait trop petit et fragile. Il songea à m’abandonner au désert mais tu lui as offert de m’acheter pour quelques carottes. C’est vrai ce qu’ils disent, Paichel ?

- Tes amis disent n’importe quoi ; l’important est que tu fais un bon travail comme les autres.

- C’est pas juste, s’écria un âne indigné. Tu nous charges comme des buffles et lui comme une punaise.

- Il a raison, cria une autre bête en laissant entendre un brait colérique.

Le pauvre homme vit alors ses bourriques faire la belle et laisser tomber une grande partie des précieux poissons de son patron. Comme si cela n’était pas suffisant comme gâchis, une bande de voleurs sortirent d’un boisé pour s’en prendre à ses ânes. Ils les fouettèrent si bien et si fort qu’ils prirent docilement la route de leurs nouveaux maîtres en laissant Paichel et Ti-Nom se défendre contre cinq gaillards bien bâtis. Il n’était pas facile de mettre à terre ce vendeur de poissons. Il avait le poing rudement solide puisqu’il fut, jadis, un forgeron de Paris. Il donna plusieurs gifles et quelques coups de poings à ses agresseurs, sans pour autant parvenir à s’en débarrasser. Ils étaient aussi tenaces que des mouches à merde ! L’ânon donna un splendide coup de sabot au bon endroit avant qu’un bandit se crampe en criant : “Oh! Le sale bourricot m’a blessé dans mon amour propre !”

Ce combat inégal risquait de coûter la vie à Paichel mais un gros chien aux crocs aiguisés, sauta sur un voleur et le mordit à l’épaule. Cette bête ne semblait nullement être impressionnée par les autres hommes qui cherchaient à la fouetter. D’un geste rapide, le chien enfonça ses griffes au visage d’un imprudent. Il se roula par terre aux côtés de son compagnon blessé par l’ânon. Paichel ramena une sacrée savate au plus grand des bandits et vit celui-ci sourire avant de s’évanouir. Il était inutile d’insister davantage et les brigands encore debout, préférèrent rejoindre leurs confrères. Paichel avait la vie sauve mais peut-être pas pour longtemps. On lui avait volé ses ânes et ses poissons.

- Salut Paichel, tu me reconnais?, demanda le chien encore essoufflé.

- PITA ?

- Lui-même. Je t’ai dit que je te rendrais service un jour.

Ce chien errant fut un jour soigné par Paichel, alors qu’il le trouva sur le bord d’une route. L’animal avait été lapidé par des bergers qui n’aimaient pas le voir roder autour de leurs brebis. Ce bon samaritain de clochard pansa ses plaies en déchirant l’une des manches de sa tunique et lui offrit un pain “pita”, sorte de galette très mince et très plate. Le voyageur ne pouvait demeurer longtemps près de son ami Pita puisqu’il cherchait un emploi. Il en trouva un fort modeste comme gardien de cochons et ensuite comme vendeur de poissons. Maintenant qu’il venait de perdre le profit de son patron, il devait se considérer non seulement chômeur mais, en dette envers son employeur. À cette époque où les Romains gouvernaient la Palestine, un travailleur malchanceux qui perdait les biens qu’on lui confiait, risquait les galères ou la mort. Parfois, la mort était préférable aux travaux forcés sur un navire romain ou encore, au service d’un maître malveillant. On achetait des esclaves comme de la marchandise à bon marché. Les unions n’existaient pas encore pour empêcher des patrons d’exiger la peau de leurs travailleurs. Malheureusement, le voyageur de l’intemporel se trouvait dans un temps bien difficile. Les Juifs maudissaient les Romains qui gouvernaient leur pays et les Romains se méfiaient des Juifs qui finiraient sans doute par se révolter. Ils attendaient le sauveur et Rome l’attendaient de pied ferme. Hérode, roi des Juifs, n’était pas plus intelligent que ceux qui maintenaient ce peuple en esclavage. Il fit tuer des centaines de bébés lorsqu’il apprit que l’un d’eux était ce roi et sauveur d’Israël.

Pour en revenir à Pita, cette brave bête venait de sauver celui qui avait pansé ses plaies. Il s’en souvenait et c’est pour cela qu’il le défendit sur cette route infestée de voleurs. Certains diront que les brigands sont souvent de pauvres gens affamés qui sont trop fiers pour mendier! Ils volent et tuent parfois ceux qui osent refuser de les aider à vivre. Leurs victimes, il est rare qu’ils s’en préoccupent comme dans le cas de ce pauvre homme laissé presque nu, en compagnie d’un chien et d’un petit âne ! Oh ! L’histoire sait combien de braves gens furent décorés pour des actes héroïques mais ignore souvent le nombre de ceux qui périrent pour avoir défendu leur dignité. Que ferait ce clochard, perdu dans un pays où chacun se méfie de ses voisins ? Puis, allait-on le tuer pour avoir été agressé par des bandits ?

- Qu’allons-nous faire Paichel?, demanda Ti-Nom d’une voix troublée. Tout est de ma faute.

- Mais non voyons, s’empressa de répondre Paichel en lui caressant les oreilles. De toute manière, j’en avais assez de vendre du poisson.

- C’est vrai ?

- Oui, il ne faut plus que tu te dises que c’est de ta faute.

- Je connais un bon endroit pour y passer la nuit, dit Pita en humant les sardines encore fraîches et déposées dans les deux paniers de Ti-Nom.

- D’accord, nous te suivons mon brave chien. Je pense que nous aurons de la sardine pour souper.

- Et pour moi, il y aura des légumes?, demanda l’ânon inquiet.

- Je vais t’en piquer dans le champ d’un riche agriculteur de la région, jappa son nouveau compagnon. Des chiens surveillent les champs mais nous sommes de très vieux amis.

Le chien guida ses amis vers un champ fertile qui appartenait à un riche pharisien de Jérusalem. Il était à vendre mais personne ne possédait suffisamment de deniers pour l’acheter. Paichel s’installa sous l’unique arbre de ce lot très bien entretenu. L’herbe y était belle et très verte. Le clochard s’amusa à se pendre à la plus grosse branche de l’arbre afin de faire rire ses amis. L’homme était un vrai acrobate et peut-être détenait-il ses talents de nos cousins, les singes ! Il se balança à la branche jusqu’au moment où une voix mystérieuse lui dit : “Éloignez-vous de ce champ maudit. Il est destiné à celui qui trahira le fils de l’homme. Je suis la voix de cet arbre et je suis vraiment triste de devoir servir à l’accomplissement des écritures. J’ai poussé pendant mille ans pour être cet arbre de Judas. Je t’en prie, descend de cette branche avant de la briser.” Le pitre n’insista pas. Il invita même ses compagnons à choisir un autre endroit moins BIBLIQUE.

Les trois amis se retrouvèrent finalement sur le bord du Jourdain. Avec Paichel on peut s’attendre à n’importe quoi. Dès qu’il se pencha pour y puiser de l’eau de ses deux mains, une figure énorme apparut juste sous l’onde. Croyez-le ou non, notre homme y vit un monstre marin. Que faisait-il dans le Jourdain ? Il se sortit la tête de l’eau pour enrouler sa langue rouge autour de son cou. Le pauvre homme se retrouva rapidement au fond de l’eau. Désespérés, l’âne et le chien cherchèrent de l’aide. C’est alors qu’un jeune pâtre vint à passer près du Jourdain en tenant une jeune brebis dans ses bras. Il comprit facilement les cris de ces bêtes penchés au-dessus de l’eau. Il s’approcha et trempa sa main dans le cours d’eau en disant: “BEHEMOTH, laisse cet homme en paix. Tu reçois l’eau du Jourdain dans ta gueule mais, foi de berger, un jour viendra mon cousin que je baptiserai ici et tu périras à cause de ton impureté d’âme. Le monstre doit mourir lorsque vient enfin la lumière au milieu du chaos.”

Le jeune homme s’éloigna et Paichel fut propulsé hors de l’eau comme un bouchon de liège. Il s’empressa de sortir du Jourdain et lorsque Pita lui parla de l’étrange berger du désert, il était déjà hors de vue. Quelques heures plus tard, Paichel campa dans un sous-bois situé au pied du mont des Oliviers. La nuit était très belle et les étoiles scintillaient comme des diamants. L’homme mangea avec appétit en attendant Pita et Ti-Nom. Ceux-ci s’étaient éloignés quelque peu afin de trouver des légumes. C’est alors qu’un jeune homme descendit des collines afin d’observer le clochard d’un air complaisant. Paichel était vraiment triste à voir. Il était là, vêtu de haillons, tremblant de froid à cause de sa baignade forcée et grignotant une sardine. Un peintre qui aurait voulu croquer sur le vif la souffrance humaine et l’abandon, aurait vite trouvé son sujet dans cette scène touchante. Le jeune homme s’approcha en retirant un genre de mante rouge, tricotée par une femme aux doigts agiles. Il la plaça sur les épaules de Paichel avant de s’asseoir près de lui. L’autre l’examinait d’un air reconnaissant mais, on ne sait pourquoi, aucun son ne sortit de sa bouche. Il grelottait des mâchoires et sentait la fièvre rougir son front.

- Vous êtes fiévreux mon ami, lui dit le jeune homme au regard plein de douceur. Vous n’êtes pas Juif, ni Grec, ni originaire de la Mésopotamie. Vous venez de très loin, n’est-ce pas ?

- Oh si ! Sacré nom d’un chien, se contenta de répondre le clochard.

- Quel est votre nom ?

- Fontaimé Denlar Paichel. Vous pouvez m’appeler simplement Paichel. Et vous, comment vous appelez-vous ?

- Menamuel, fils de Mohem.

- Vous venez souvent vous promener ici sur la colline ?

- Très souvent. J’étudie les Saintes Écritures à la synagogue de Jérusalem. J’aime bien me promener ici, vous savez. On dirait que je prie mieux. Vous êtes de quelle religion?

- Chrétienne.

- Chrétienne ? C’est bien la première fois que j’entends cela.

- Vous ne connaissez pas le Christ ? Le Sauveur, Jésus de Nazareth ?

- Mais je viens de Nazareth, mais j’avoue ne pas connaître Jésus. Il porte le même nom que moi.

- Jésus veut dire Emmanuel. Vous venez de me dire que vous vous appelez Menamuel?

- Oui, je le sais bien monsieur. Ma mère m’appelle Emmanuel et mon cousin Jané ne cesse de me dire que mon vrai nom est Menamuel, fils de Mohem.

- Mais pourquoi acceptez-vous de porter ce nom puisque le vôtre est Emmanuel ?

- Je ne sais pas encore.

- Votre père se nomme Mohem, mais quel est le nom de votre mère ?

- Marie. Mon père se nomme Joseph.

- Bon, si je comprends bien, vous êtes Emmanuel, fils de Marie et Joseph ? Puis vous êtes également Menamuel, fils de Mohem ?

- C’est ce que me dit mon cousin Jané. Il est très pieux et vit au désert. Selon mes parents, Jané est un prophète qu’il faut respecter. Je crois fermement qu’il parle directement à Dieu.

- Vous faites bien d’honorer et respecter un prophète. Cela me rappelle la vie de Jésus, vous savez! Oh, c’était quelqu’un! Il portait sur ses épaules le poids de tous les péchés du monde. Il disait : “Aimez-vous les uns, les autres ; ne jugez point ; soyez bons comme mon Père qui vit dans le ciel.” Il parlait d’amour et ses paroles devaient normalement faire boule de neige! Mais voilà, le coeur des hommes est rebelle et leur manque d’amour a conduit le Christ sur la croix. Oh ! Si les hommes étaient comme lui, les lois humaines disparaîtraient, de même que toutes les injustices. Les lois existent parce que les hommes sont hors-la-loi. Ils recherchent un paradis pour leurs sectes mais pas pour l’homme universel. Ils pensent qu’ils vivront dans un monde où ils poursuivront leurs bêtises éternellement. Le Christ disait : “Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font.” Je pense qu’il ne parlait pas simplement de ceux qui le crucifièrent mais de cette haine qui continua à le clouer sur la croix, chaque fois qu’un humain souffre d’être un mal aimé, bafoué dans sa dignité et meurtri dans sa chair. Non, il faut de l’amour ou sans quoi, tout le reste demeure le fruit de l’illusion.

Le jeune homme lui répondit :

- Vous souffrez dans votre âme car vous savez que les lois humaines ne pourront jamais conduire l’humanité vers la lumière. Vous savez c’est quoi la lumière dont je parle ? Par elle, l’homme cesse de croire en lui-même et voit les choses telles qu’elles ont été faites depuis l’origine du monde. Par elle, il ne juge plus, il pardonne tout car il reconnaît être une partie de tout ce qui vit. Par elle, il ne tue pas ses frères car c’est lui qu’il tuerait. Il voit cela sans avoir étudié les lois. La lumière est un miel et non un vinaigre. Elle nous fait voir la pauvreté de nos êtres et en même temps nous montre comment devenir riche. On devient riche en donnant de l’amour gratuitement. Je dis cela en sachant fort bien que c’est impossible de semer quelque chose d’aussi merveilleux sans en récolter les fruits. Donner gratuitement, c’est abandonner tout pouvoir sur son prochain. On n’est pas nécessairement bon en faisant ouvertement la charité; on est bon lorsqu’on est charitable naturellement. Il faut apprendre à le devenir par des actes généreux en toutes choses. Mais la véritable charité est le mariage heureux entre la compassion et le don gratuit. Nous sommes tous sur la liste des gens à prendre en compassion et nous avons tous besoin des autres.

- Nous sommes tous plus ou moins égoïstes, lui répondit Paichel.

- Oui, nous sommes surtout de piètres agriculteurs de la vie, lui répondit le jeune homme. Nous cherchons à ménager des graines qui finissent par pourrir dans les greniers. Nous protégeons nos jardins par des haies en laissant nos champs stériles.

- Vous dites des choses vraies mais les hommes préfèrent encore de loin, conquérir le champ de l’honneur, celui de la gloire et du pouvoir, lui dit le missionnaire.

- Mais tout le monde sait cela. Si nous le savons et que nous n’aimons pas conquérir le champ du voisin, lui répondit le jeune homme il faudrait peut-être accepter de s’occuper du nôtre! En vérité, ce que l’homme cherche à faire pousser dans le champ d’autrui est souvent ce qu’il devrait chercher à faire pousser dans le sien. On ne peut changer les autres que par l’exemple de sa propre vie. Les pharisiens et les scribes s’imaginent être de grands croyants en répétant les mots des Saintes Écritures mais, je vous le dis, la prostituée qui donne un petit pain sans juger la vie de celui qui a faim, vient d’accomplir un geste digne d’un véritable croyant. Celui qui tue au nom de sa foi est un fanatique qui justifie ses actes au nom du Père Tout-Puissant. Je te le dis, Paichel, l’amour gratuit est le véritable nom de Dieu. Pourquoi, faisons-nous tant de détours pour reconnaître que l’esprit pacifique ne peut désirer que la paix dans son coeur. Il sait qu’il perd cette paix dès qu’il tente de pacifier le monde. Pour vaincre les guerres, il faudrait que chaque individu cesse de vouloir changer les autres, qu’il cesse de dire qu’il sait ce qui ne va pas chez les autres. Qu’il travaille dans son champ sans le comparer à celui de son voisin. S’il croit posséder les forces nécessaires, qu’il porte sa croix et celles des autres.

- Oui, c’est cela qui serait l’idéal, répondit Paichel en opinant de la tête.

- L’idéal n’est pas un modèle en lui-même. Il est le résultat d’un état d’esprit. La paix idéale n’existe qu’en soi-même. Soyez en paix avec vous et vous le serez autour de vous.

Une voix lointaine criait :

- Emmanuel, il est temps de rentrer à la maison.

- Oui père, j’arrive à l’instant, répondit ce jeune homme encore imberbe.

Il se leva en faisant signe à Paichel de conserver sa mante rouge et lui dit :

- Vous êtes un brave homme et j’espère pouvoir vous rencontrer à nouveau sur ma route. Je pense que vous avez un grand coeur, capable de comprendre que les ennemis naissent le jour où nous dressons un mur entre nous et les autres. La lumière ne parvient jamais à éclairer les deux côtés d’un mur et par conséquent, c’est avec l’ombre qu’il faut vivre.

Lorsque Menamuel s’éloigna, Paichel réalisa que sa fièvre était déjà tombée. Il mangea avec appétit mais comme tant d’hommes, il fut incapable de reconnaître dans cet adolescent, celui qu’on appellerait FILS DE L’HOMME. Il s’imaginait que Jésus de Nazareth marchait sur des nuages depuis sa naissance. Ceci est une image, évidemment ! Mais comme plusieurs, Paichel s’attendait à pouvoir reconnaître le Christ en le rencontrant sur sa route. Il était là, mais l’autre ne l’a pas reconnu.

Des bruits de galop, d’aboiements sinistres et la vue d’un chien et d’un âne en déroute fut suffisamment éloquent pour que Paichel réalise qu’un autre “pépin” lui tomberait bientôt sur le nez! En effet, ses compagnons arrivèrent en trombe et l’instant d’après, arriva une meute de chiens féroces. Ils entourèrent nos trois amis impuissants.

- Sacré nom d’un chien, s’écria Paichel apeuré, il me semblait que ces chiens étaient tes copains, mon Pita ?

- Je pense avoir mal calculé le poids de notre amitié réciproque, jappa le pauvre animal.

Deux cavaliers, montés sur des chevaux de race, arrivèrent en furie et mirent pieds à terre avant de sortir leurs glaives aiguisés. C’étaient des centurions pas mal éméchés par le vin qu’ils venaient de boire chez un bon ami de l’empire. Il a fallu que Pita et Ti-Nom aillent piquer des légumes dans le champ de MARCUS FAMUS, bon ami de Ponce Pilate.

- Ils sont à toi ces voleurs de légumes?, demanda le plus vieux des soldats.

- Ils sont mes amis, se contenta de répondre le clochard.

- Quel est ton nom ?

- Fontaimé Denlar Paichel, ancien clochard de Paris.

- Ainsi tu es Grec ! Pâris n’était-il pas le roi des Troyens ?

- Paris n’est pas le roi de Troie, mais une ville de France, s’empressa de répondre le prisonnier.

- Assez, tu es grec et je vais te couper la tête afin de l’offrir à la fille du roi Hérode. Il paraît qu’elle les collectionne! La France est l’une des îles de ces Achéens?

- Pas tout à fait, lui dit Paichel en dessinant sur son ventre la carte de l’Europe.

Lorsque le centurion comprit finalement où se trouvait ce pays, il tira sur la barbiche de son interlocuteur en criant : “En effet, tu n’es pas grec mais GAULOIS!!!”

La meute de chiens jappait en attendant l’ordre de sauter sur Pita et Ti-Nom. C’est alors qu’il arriva un imprévu que nous devons citer à cause de son impact heureux dans la destinée de Paichel. Sans vouloir ternir cette scène dramatique, disons que Ti-Nom laissa échapper un puissant gaz gastrique qui sentait si fort, que les ennemis de son maître durent battre des deux mains ou des deux pattes pour faire du vent. Puisque l’âne poursuivit cette mélodie disgracieuse pendant plusieurs secondes, les chiens féroces fuirent ce lieu, devenu pire que l’odeur de l’enfer.

Un centurion leva son glaive devant Paichel après s’être bouché le nez de la main gauche. L’habile clochard lui ramena son pied sur le nez et les deux doigts du centurion demeurèrent dans ses narines. Quel combat! Puis, saisissant l’autre homme par sa jupe romaine, Paichel le relâcha aussitôt en réalisant qu’il ne portait aucun caleçon! Quelle affaire! Pita claqua des dents en voyant les foufounes dénudées mais le centurion préféra monter à un arbre pour éviter, de justesse d’ailleurs, les crocs de la bête. On dira ensuite que les accidents de la nature ne servent à rien !

Enfin libre, Paichel s’écria : “Ils sont fous ces romains !” Notre homme avait raison. Les romains mangeaient leurs aliments et buvaient leurs boissons dans de la vaisselle de plomb. Ils s’empoissonnaient peu à peu et perdaient surtout l’équilibre mental à cause de ce métal qui affectait leurs cellules du cerveau. Les romains avaient sans doute du PLOMB DANS LA TÊTE.

Le seul endroit tranquille pour passer la nuit était le désert. Paichel y conduisit ses deux amis en oubliant l’essentiel. En effet, si les romains avaient des têtes de plomb, ce clochard manquait de cervelle. La nuit passa, puis une grande partie du jour sans trop de difficultés majeures. Mais vint le moment pathétique où Pita jappa pour son bol d’eau. Paichel lui dit d’une voix très calme : “Nous n’avons qu’à sortir du désert. D’ici une heure, nous l’aurons quitté puisque je ne risquerais pas ma vie à m’aventurer trop loin dans cette mer de sable.”

Paichel avait raison, sauf qu’il prit la mauvaise direction. Après trois heures de marche, ses compagnons de voyage doutèrent de son sens d’orientation.

- Tu es certain que nous sommes sur la bonne route?, demanda Pita en laissant ensuite sa langue glisser sur le sol.

- Oui, c’est vers le nord.

- Mais le nord est derrière nous, lui rappela l’âne d’un air inquiet.

- Le nord est toujours devant nous, se contenta de répondre l’égaré.

Après une seconde nuit dans le désert, vinrent de longues heures de marche jusqu’au moment où le soleil fut à son zénith. La soif des trois voyageurs devint insupportable. Paichel voyait une oasis fantastique, peuplé par des Amazones aux seins nus, tandis que Pita jappait devant un mirage en forme d’étang. La pauvre bête ne comprenait pas pourquoi ce maudit sable se mélangeait à l’eau invisible. L’âne regardait autour de lui et cherchait à diriger son museau vers une source quelconque. Paichel s’agenouilla dans le sable en gémissant :

- Il faut retourner sur nos pas.

- Non, si nous continuons, répondit Pita, il y a de fortes chances que nous arrivions au bout du désert.

- Rien ne dit que nous nous en sortirons vivants en continuant.

- Et rien nous dit que nous aurons assez de forces pour refaire ce long trajet en sens inverse, lui répondit faiblement le chien.

- Vous me faites penser à mon cousin BURIDEAU, dit l’âne en s’approchant d’eux. Il hésita tellement longtemps entre manger son foin ou boire l’eau de son seau qu’il mourut de faim et de soif!

- D’accord, moi je fais marche arrière, dit Paichel.

- Et moi, je continue, répliqua Pita.

C’est ainsi que Paichel et Pita se séparèrent au milieu du désert. La bête lui dit avant de s’éloigner : “Si le destin nous sépare à tout jamais, dis-toi que je demeurerai toujours ton ami.” Des larmes s’écoulèrent des yeux de l’homme pendant qu’il serrait le maigre chien dans ses bras. Pita songea à lui lécher la main mais, comprit que la transpiration salée lui donnerait encore plus soif. Ti-Nom salua également Pita en lui tendant la patte et lui dit d’une voix assoiffée : “Adieu Pita, que le Seigneur des bêtes te protège.” “UN SOUHAIT SOIT-IL, AMÈNE !” ( ainsi soit-il, amen ) jappa le brave chien en s’éloignant difficilement.

Paichel et Ti-Nom se traînaient depuis environs deux heures lorsqu’une tempête de sable les obligea à s’arrêter.

- Sacré-nom-d’un-chien, nous ne sortirons donc jamais du désert!, gémit l’homme en cherchant refuge près du ventre de l’âne.

- Nous devons espérer jusqu’au bout, lui répondit l’animal.

- J’admire ton courage mon brave Ti-Nom. En passant, tu connais la différence entre Dieu et le diable? Non? Hé bien! Le bon Dieu dit : “Je suis celui qui EST” et le diable dit : “Je suis celui qui HAIS”. Tu ne comprends pas?… Est-Hais!

- Hi-Hon !

- D’accord, je n’insiste plus.

Au milieu de la tempête, le pauvre bourricot se leva et marcha droit devant lui. Paichel dormait profondément, les oreilles remplies de sable et la barbiche au vent. Une étrange lumière attira l’âne vers une SOURCE D’EAU MIRACULEUSE. Elle était là, en plein désert et au milieu de la nuit. Ti-Nom revint rapidement auprès de son maître toujours endormi. Il tenta de le réveiller en lui disant : “Paichel, il y a de l’eau ! Oui, de l’eau !” Comme l’homme dormait toujours, l’âne lui ramena un coup de sabot sur la main. Elle bougea lentement et un sourire apparut sur le visage du dormeur. Le romantique disait :

Oh, Belle dame, votre peau de soie se colle à mes doigts
Comme l’abeille excitée par le parfum de la fleur
Ce doux mollet serait-il frissonnant d’émoi
Comme ce désir qui vibre dans nos coeurs ?

- Debout Paichel, lui cria l’âne en sentant la main lui caresser son sabot. Ce n’est pas le moment de rêver de tes aventures amoureuses. Il y a de l’eau.

- De l’eau, gémit bientôt l’homme en se léchant les babines.

Une fois entraîné vers l’endroit miraculeux, Paichel vit une fontaine magique, située au milieu d’une toute petite oasis. En effet, il n’y avait qu’un palmier, ainsi qu’un rond de fleurs poussant à travers une herbe très verte et tendre. L’odeur des roses et des violettes remplissait l’air d’un parfum particulier. L’homme trouva un gros vase ancien rempli d’eau fraîche. Elle provenait de cette fontaine qui coulait dans un bassin doré, aussi rond qu’un écu.

Tout à coup, une lumière apparut près du vase et prit la forme d’un ange. Il tendit un verre de cristal en disant : “Je suis KHIRD, l’ange de Dieu dans le désert. J’ai vu tes misères et c’est pour cela que je t’offre à boire. Voici que le jour se lève. Vite, bois dans ce verre que tu tremperas dans le vase nocturne. Il est magique et disparaîtra dès qu’il fera jour.” Paichel n’hésita pas un instant pour se saisir du verre et le trempa ensuite dans le vase. Il avala plusieurs gorgées d’eau fraîche avant de voir ce vase et cette fontaine disparaître au petit jour.

Sans pouvoir s’expliquer ce phénomène d’apparition, notre clochard se remit en route pour finalement réaliser qu’il se trouvait déjà à la sortie du désert. Il fallait vraiment s’appeler Paichel pour se sortir d’une mauvaise situation sans pour autant compter sur lui-même. C’était un enfant que la providence protégeait comme son poussin. Elle devait sûrement s’arracher les cheveux par moments car, il faut le dire, cet homme avait la manie de s’attirer des ennuis.

Paichel était devenu l’employé de Joachin Saïd Haken, illustre savant de Jérusalem et guide spirituel de bon nombre de sages. Il n’était pas Juif mais arabe. Le clochard s’occupait de la maison de son maître, ainsi que des animaux de l’écurie. Comme plusieurs voyageurs s’arrêtaient là pour venir discuter avec Haken, c’est Paichel qui voyait à prendre soin de leurs chevaux. Il n’était pas rémunéré pour ce travail. Il avait sa chambre, sa nourriture et surtout un gîte pour Ti-Nom.

Un jour, son maître lui demanda d’apporter une lettre à un ami qui vivait en Galilée. C’est là que se trouvent les villes de Nazareth et Cana. Tout alla à merveille, jusqu’au moment où notre homme apprit qu’il y avait une grande noce qui se donnait à Cana. Le pauvre Paichel crut comprendre qu’on donnait une grande noce POUR KANA. Pour ceux qui ne connaissent pas Kana, disons simplement qu’il s’agit d’un grand maître Atlante. Kana ou Kanapyra est le même personnage. Comme ce sacré clochard de Paichel a déjà vécu une aventure en ATLANTIDE, il crut tout à fait normal d’aller AUX NOCES DE KANA. Accompagné par Ti-Nom, il déambula dans la petite ville, à la recherche de Kana. Il erra des heures dans Cana jusqu’au moment où le son des flûtes et des tambourins l’attirèrent dans un secteur très animé du quartier. On ne pouvait s’y tromper ; il y avait bel et bien une noce à Cana mais pas celle de Kana. Que cela ne tienne, Paichel se présenta devant la grande porte d’une noble maison et demanda à voir Kana.

- Vous voulez rire, lui répondit un homme vêtu richement et qui empêchait les gens d’entrer à cause de son ventre énorme.

- Bien entendu que je veux rire mon cher monsieur, lui répondit Paichel en tentant de repasser sa tunique à deux mains. Je n’ai jamais eu le privilège de rencontrer Kana mais je suis persuadé qu’il voudra bien me laisser entrer si vous avez la gentillesse d’aller le chercher.

- Mais vous êtes vraiment drôle! Vous voulez voir Cana?

- Oui, c’est ce que je viens de vous dire, monsieur!

Le gros bourgeois riait à gorge déployée et Paichel le suivait avec des petits rires niais. Une gentille dame s’approcha de la porte en disant :

- Vous me paraissez bien heureux, mon époux ! Pouvez-vous me présenter cet étranger avec qui vous semblez si bien vous entendre ?

- Il veut... Oh, oh ! Il veut voir... CANA... lui dit son époux entre deux rires soutenus.

- Il veut voir Cana ? Hi... hi... hi...

Décidément, ces gens étaient très joyeux et l’étranger les fit rire davantage en disant en toute naïveté :

- On m’a dit que l’on célébrait ici les noces de Kana, chère madame et bon monsieur ! Alors je me demandais si je ne pouvais pas y être invité, compte tenu que je le connais de réputation?

Les rires de ce couple attirèrent bientôt les autres invités et surtout un jeune homme qui s’avança vers Paichel en lui tendant les bras.

- Paichel ?

- Oh ! Je vous reconnais, vous êtes...

- Oui, Emmanuel, fils de Joseph !

Il serra Paichel dans ses bras et s’empressa de le présenter aux autres invités. Le gros monsieur était, avec son épouse, les parents du jeune couple qui venait de se marier. Emmanuel était l’ami du jeune marié et voilà pourquoi sa présence était requise à ce mariage. Il expliqua à Paichel que BARABAS (rien à voir avec celui des Évangiles) était son ami d’enfance et fit ses études avec lui. Il ne pouvait lui refuser d’être son “garçon d’honneur”. Puis, il avoua être comme un fils pour la famille de Barabas. Ils parlaient sans doute trop de politique mais, à part cela, c’était une bonne famille juive. Lorsque le père de Barabas lui apprit que Paichel venait aux noces de Cana pour y rencontrer ce Cana, le jeune homme se caressa la barbe en riant de bon coeur. Paichel comprit, finalement, qu’il se trouvait aux noces de Barabas, dans la ville de Cana.

Plus tard au cours de la fête, la provision de vin diminua dangereusement à cause de l’invité spécial qui buvait comme cent éponges. Il pouvait si bien le porter ce bon vin maison que personne ne pouvait s’imaginer qu’il pouvait avoir vidé un tonneau à lui seul. Il chantait en se tenant près du baril et remplissait joyeusement sa coupe en regardant les gens danser. Bientôt, le vin manqua. Le père de Barabas se sentait vraiment mal à l’aise de devoir dire à ses invités qu’il avait mal calculé ses affaires ! Voyant son air embarrassé, Emmanuel s’approcha discrètement de lui en s’informant de la situation :

- Je ne comprends vraiment pas ce qui arrive, mon brave ami, lui dit le gros monsieur en l’attirant vers la cuisine. J’étais convaincu d’avoir demandé à mes serviteurs d’acheter un gros baril de vin et de le garder en réserve. Lorsque j’ai demandé à remplir les trois jarres, on m’a dit que le baril était vide. Je me sens vraiment coupable de ne pas avoir vérifié par moi-même ce baril avant les noces.

- Demandez à vos serviteurs de remplir vos jarres vides avec de l’eau, demanda le jeune homme.

- Oh ! Pauvres invités, ils vont sûrement m’en vouloir de substituer du vin par de l’eau.

L’homme fit remplir les trois grosses jarres de la cuisine et Emmanuel demanda ensuite aux serviteurs d’aller chercher tous les carafons vides et de les remplir avec ces cruches d’eau. Ils s’exécutèrent et bientôt, un premier invité entra en trombe dans la cuisine pendant que le père de Barabas attendait les reproches légitimes de celui-ci.

- Quel est ce vin que vos serviteurs viennent de nous servir ? Jamais je n’ai goûté à quelque chose d’aussi...

- Clair?, demanda le gros monsieur d’un air inquiet.

- Savoureux, exquis, velouté!, répondit l’invité en lui présentant sa coupe. Allons, juste entre nous, dites-moi ce qui vous a pris de servir votre meilleur vin à la fin des noces?

Emmanuel avait déjà quitté les noces en compagnie de sa mère. Tout le monde à Cana parlait du miracle. Certains prétendaient que l’homme ne pouvait avoir fait autre chose que de remettre de l’eau dans des jarres dont le fond contenait déjà un “sirop de vin”. Il arrivait que des cruches de vin perdent leur eau au cours d’un long trajet au désert. Alors, le raisin alcoolisé se ramassait tout de même au fond des jarres comme de la mélasse. Toutefois, dans le cas de Cana, tous les serviteurs affirmaient que ces trois jarres étaient vides lorsqu’ils les remplirent d’eau. D’autres disaient que c’était la mère d’Emmanuel qui lui aurait suggéré de faire ce miracle. Quoi qu’il en soit, la nouvelle se répandit rapidement dans toute la Galilée.

Quelques jours plus tard, Paichel arriva à l’adresse du destinataire de sa lettre fort fripée. L’ami du maître Haken l’ouvrit devant lui et se mit à rire de bon coeur. Voici ce que disait cette missive : Je te salue, fidèle serviteur. Lorsque mon ami te lira cette lettre, tu auras déjà accompli ta mission. Grâce à toi, le miracle de Cana fut réalisé comme c’était écrit dans la destinée de Menamuel, fils de Mohem. Puisqu’un père se doit de faire honneur au mariage de son fils en s’assurant d’avoir amplement à boire pour les invités, ta mission aura été d’obliger Emmanuel à accomplir ce miracle. Tes maîtres de l’invisible savaient que tu accomplirais cette mission avec ZÈLE. Il fallait un “Hercule de la bouteille” pour réaliser ce tour de force. Puisque ta mission est terminée, tu es libre de faire ce qui te plaît, jusqu’au moment où tu seras appelé dans une autre époque. Mon ami te remettra dix pièces d’or. Je te recommande de les ménager même si l’or fond entre tes doigts. Que Dieu te garde !

Même si la mission de Paichel était terminée, notre homme avait encore trois ans à vivre dans cette époque. En effet, ce missionnaire de l’intemporel passait toujours quatre-vingt-quatre années dans chacune des époques qu’il visitait. Selon son calendrier cyclique, il devait disparaître le soir du JEUDI SAINT. Lui-même ignorait où son destin le conduirait ensuite. En attendant, il acheta quelques ânes et les loua pour toutes sortes d’occasions. Ti-Nom était son partenaire dans cette affaire très peu lucrative. Il “dressait” lui-même les autres bourriques mais celles-ci n’aimaient pas du tout se faire donner des ordres par un âne. Il arriva toutes sortes de mésaventures à nos deux propriétaires. Les bêtes avaient la tête dure et s’en prenaient souvent à ceux qui les louaient pour des randonnées en montagne. La petite entreprise portait le nom de : PAICHEL ET TI-NOM.

Ti-Nom était devenu un âne fier et robuste. Il travaillait fort pour rentabiliser son commerce. Paichel devait accepter, de son côté, de servir de monture à des enfants qui voulaient faire des “tours de galop” dans la ville. Monté sur son dos, le jeune touriste pouvait visiter Jérusalem tout en écoutant son cheval lui raconter l’histoire de la ville. C’était original comme idée mais sûrement pas de tout repos. Les gens riaient de voir Paichel hennir en trottant joyeusement dans les ruelles avec un jeune cavalier ou cavalière. Un jour, un bambin malfaisant s’amusa à lui jeter des poils de chameaux dans le cou. Lorsque Paichel voulu le faire descendre afin de se gratter, le garçon hurla: “Maman, maman, le cheval ne veut plus me prendre sur son dos.” Craignant de perdre sa clientèle, le clochard préféra courir et oublier, si possible, ses terribles démangeaisons dans le cou. Une autre fois, c’est une fillette qui l’obligea à manger du foin pour satisfaire ses caprices d’enfant gâtée.

La vie n’était vraiment pas de tout repos pour Paichel et encore moins pour son âne. En effet, Ti-Nom se faisait souvent maltraiter par les touristes. Ceux-ci se croyaient obliger de le fouetter pour aller plus vite, même si la bourrique ne pouvait rivaliser avec le cheval. Il n’était plus question de lâcher une entreprise qui risquait de devenir rentable... un jour. Paichel était sans doute meilleur vendeur que l’on pourrait se l’imaginer. Il vendit ses autres ânes pour payer les dommages physiques qu’ils firent aux clients, se laissa saisir ensuite son écurie pour payer ses impôts à César, vendit ensuite ses meubles pour acheter du foin à Ti-Nom et se retrouva finalement au rang de mendiant.

Un dimanche matin, il descendit une ruelle de Jérusalem en compagnie de Ti-Nom, lorsqu’un étranger l’aborda en disant :

- Mon maître m’a envoyé chercher un âne qui est trop malade pour lui servir de monture. Si vous êtes une âme généreuse, laissez-moi conduire votre âne à celui qui sera acclamé aujourd’hui comme le libérateur de la Palestine. Cet homme est un prophète écouté et aimé du peuple. Il vit pauvrement, prêche depuis trois ans pour la fin de la tyrannie des hommes. En son nom, je te demande d’être généreux envers lui. Il ne possède pas d’argent pour te payer cette location. Puis, tous les autres propriétaires d’ânes dorment encore.

- Quel est le nom de ton maître?, demanda Paichel d’un air amusé.

- Jésus de Nazareth, fils de l’homme.

- Emmanuel ?

- Oui, Emmanuel, fils de Marie et de Joseph le charpentier.

C’est alors que Paichel comprit que Menamuel était celui qu’on appelait le fils de MOHEM. Ce farfelu missionnaire du moyen âge vit dans celui-ci, l’anagramme de FILS DE L’HOMME.

- Ti-Nom, demanda Paichel d’une voix émue, tu connais bien Menamuel, fils de Mohem, n’est-ce pas? Que dirais-tu de porter sur ton dos, l’homme le plus noble de la terre? Ti-Nom est le petit nom idéal pour conduire celui qui a voulu se faire appeler “le Rejeton, le Fils de l’Homme”.

- Mais si ce Maître se dit le rejeton des hommes, moi je suis le rejeton des ânes. Je serai sa monture avec grand plaisir, Paichel.

- Avant de partir, je vais te parfumer et brosser ta jolie crinière.

- Mais Paichel, ce parfum était... bien, tu sais la belle rousse !

- Ferme-toi voyons, le disciple de Jésus pourrait s’imaginer que je me rendais voir une fille de joie.

- Mais c’est là qu’on se rendait n’est-ce pas ?

- Pour un Ti-Nom, tu poses trop de questions indiscrètes. Voila, j’ai parfumé tes belles oreilles et ta crinière. Va mon ami, accompagne ce disciple pendant que je vais vous suivre de loin et me mêler à la foule qui acclamera le Sauveur!

Le clochard regarda son âne s’éloigner et fit même semblant de le suivre un moment. Puis il s’arrêta et se laissa glisser lentement le long d’un mur afin de s’asseoir. Il pleurait en gémissant : “Ils vont l’acclamer aujourd’hui et le crucifier vendredi prochain. Pauvre imbécile, tu as eu la chance de parler au fils de Dieu à plusieurs reprises et tu n’as pas été assez humble pour le reconnaître. Je sais que c’est lui que j’ai vu dans l’étable. Oh!, je me souviens de son regard enjoué et surtout de l’expression de sa mère qui faisait semblant ne pas savoir que son fils était destiné à mourir sur la croix. C’est lui qui a guéri mon nez! Oui, ce fut son premier miracle. Puis, ce jeune homme qui m’a donné sa mante rouge était Jésus adolescent! J’avais une forte fière et c’est lui qui m’a guéri ! Puis à Cana, c’est lui qui m’a évité de passer pour un SALE IVROGNE en remplaçant le vin que j’ai bu par de l’eau miraculeuse. Il ne m’a pas jugé, ni condamné, ni reproché de boire comme un ivrogne et ni humilié devant les invités. Il s’est même retiré discrètement pour m’éviter de devoir me sentir “piteux” devant lui.”

Paichel savait parfaitement qu’il ne pouvait changer les événements. Il se trouvait à Jérusalem le soir du Jeudi Saint et regardait le ciel en recherchant ce signe du Dieu attristé par l’indifférence des gens. Il faisait beau, la nuit était étoilée et les citadins voguaient à leurs occupations sans se douter que le Christ venait d’être arrêté au Mont des Oliviers. Vers dix heures du soir, des soldats traversèrent la place publique en poussant un homme au regard doux et égaré. Paichel sentit sa poitrine se serrer en voyant Jésus se faire traiter de bandit et même de “traître” à la cause d’un peuple opprimé. Des gens employaient même le nom de “rebelle” pour le désigner. Plusieurs femmes pleuraient le long du parcours qu’empruntait le prisonnier jusqu’au palais de Pilate. Beaucoup d’hommes et même des centaines d’enfants pleuraient en réalisant qu’on tuerait bientôt celui qui fit des miracles en les guérissant. Les anciens aveugles, les enfants infirmes, les pauvres de Jérusalem pleuraient en demandant encore au condamné d’avoir pitié de leurs misères. C’était triste à voir. Paichel avait peur comme tous ces pauvres gens impuissants. Il aurait souhaité entendre une voix s’écrier au-dessus de la ville : “Voici mon fils bien-aimé, que j’ai offert pour le salut du monde. Je vous en prie, « FOUTEZ-LUI LA PAIX ». Mais non, Dieu se taisait et le prisonnier en faisait autant.”

Si les autres citadins s’enfermèrent dans leurs maisons après le passage du Christ, Paichel suivit les soldats à distance et profita du milieu de la nuit pour se glisser dans la cour où Jésus y était agenouillé devant une colonne. Enchaîné à celle-ci, il ne pouvait même pas se coucher. Sa tête couronnée d’épines était lourde sur ses épaules. Les yeux clos, Emmanuel gémissait à faible voix : “Le fils de l’homme n’a même pas une pierre où reposer sa tête.”

L’habile clochard sauta un mur et passa même sur un toit avant de s’agripper à la grosse colonne qui retenait le prisonnier. Il se laissa glisser lentement jusqu’en bas et vint s’agenouiller près de Jésus. L’autre ouvrit les yeux pour lui dire en souriant : “Sacré Paichel, tu as finalement découvert qui je suis ? Tu ne peux rien faire pour moi. J’accomplis les volontés de mon Père.” L’homme avait des sueurs de sang. Paichel pleurait en réalisant qu’il ne changerait pas le cours des événements. Alors il dit à Jésus : “Seigneur, puis-je recevoir votre pardon ? J’ai vraiment bu comme un soûlard aux noces de Cana.” Alors le Christ lui fit un sourire d’une telle douceur que cela valait tous les pardons. Il dit finalement : “En vérité, je te le dis, parmi les élus j’aurai de grands saints et un ange aimant bien le vin. Puis, il n’y a que deux personnes qui m’offrirent du parfum. Il y a Marie-Madeleine, la pécheresse et Paichel. Ton nom est significatif. Tu sais, tu quitteras ce monde cette nuit. Je sais qui tu es et d’autant plus que tu vivras dans des époques où mon nom servira à justifier une haine envers ceux qui m’auront crucifiés. Pourtant j’ai déjà pardonné à mes bourreaux et cette haine est injustifiable. Il faut quitter cette enceinte avant que les gardiens ne t’y trouvent en ma compagnie. Tu ne voudrais pas que les livres parlent du clochard qui vint visiter le fils de l’homme la veille de sa mort, n’est-ce pas? Il faut me laisser seul pour que je prie mon Père de me tenir loin des tentations.”

Comme le Christ cherchait à s’appuyer la tête contre la colonne, Paichel rapprocha son épaule en disant : “Il est dit que le fils de l’homme n’a pas de pierre où reposer sa tête. Rien ne dit qu’un clochard n’a pas le droit de lui offrir son épaule.” Jésus laissa sa lourde tête reposer sur son épaule et pria toute la nuit. Juste avant le chant du coq, Paichel disparut comme par enchantement et trois épines demeurèrent dans son vêtement. Personne ne sait que ce clochard a passé la nuit près du Christ, sauf Ti-Nom. En effet, au moment où Paichel disparut, il mourut en même temps et fit un long trajet avec son ancien maître dans le couloir intemporel.

[retour]